La première exposition personnelle de Rebecca Digne à la galerie Escougnou-Cetraro présente un ensemble de sculptures et de vidéos qui s’inspirent d’un territoire abstrait, la langue maternelle, un langage relationnel qui au travers des stratégies de mimétisme et d’assimilation favorise un échange premier libre de toute forme de catégorisation sociale et géopolitique. Il s’agit d’une approche sensible du monde, définie comme inconsciente, qui révèle la portée psychologique de la construction identitaire.
C’est dans cet univers de sensations fondatrices pour l’être humain, que l’artiste décide de poser son regard, sa caméra, et de faire appel à un geste - affirmé par un verbe - qui consiste à tenter de tracer les trajectoires qui définissent ces espaces psychiques. Privé de tout repère linguistique, l’homme est contraint de se confier à son « corps mental » pour jeter les bases d’une existence en devenir et se lier, littéralement, au territoire auquel il se heurte. Rebecca Digne comprend ces échanges archétypales comme des tensions opérant en faveur de la formation du soi, qu’elle interprète, à juste titre, comme incessante. Contrastant avec une vision exclusivement évolutionniste, l’artiste vise à explorer la nature cyclique de ces actes, qui se manifestent dans le besoin de bâtir, à chaque étape, une structure précaire à laquelle s’accrocher, conscients de pouvoir/devoir la perdre. Les oscillations permanentes entre construction et perte se confrontent ainsi à un espace abstrait, le vide, qui demeure central dans cette démarche. C’est autour de ce concept que Rebecca Digne pointe son objectif, avec un rendu qui nuance l’apparente insaisissabilité du sujet.
Dans ses œuvres, au travers de déclinaisons formelles nombreuses, une recherche stratifiée lui permet de faire resurgir son expérience biographique, déployée entre les côtes italiennes et les côtes françaises. Les deux pays, dans lesquels l’artiste a grandi, représentent une géographie personnelle nécessaire, une sorte de plateforme indispensable pour son enquête psychologique du vécu et pour son expérimentation intemporelle du vide. Les pièces qui composent cette exposition concourent, dans l’ensemble, à montrer les disséminations de ces tensions, explicitées par l’analyse sculpturale d’une absence liée au déplacement et par l’arpentage filmique des paysages de son enfance. Sur ces derniers s’ancrent des architectures de fortune suggérées par des cordes, une métaphore visuelle qui renvoie directement à l’attachement temporaire et qui répond avec cohérence au vide déstabilisant créé par les sculptures.
A perdere (2017) forme une constellation de figures architecturales abstraites abordant la question du glissement du soi. La sculpture est ainsi interprétée comme une trace, un résidu à collecter pour sa valeur documentaire, une preuve tangible de la perte conjoncturelle de repères. Ces objets momifiées appartiennent à un procédé de moulage ancien, la cire perdue. Dans ce processus, le modèle recouvert de cire et enveloppé par une matière réfractaire est évacué par la chaleur, qui laisse la place au metal. Pour Rebecca Digne, la perte de cette forme originelle est donc une nécessité, et sa transcription matérielle dans le « moulage » montre à quel point la transformation individuelle se joue entre l’intérieur et l’extérieur, dans l’espace creux qui les sépare. Cette archive intime d’architectures mentales fait aussi écho à l’imaginaire des moulages pompéiens, que l’artiste a connu, et résonne avec la célèbre entreprise de l’archéologue Giuseppe Fiorelli, animé, lui aussi, par ce désir vital de préserver les corps en décomposition dans la gangue de dépôts volcaniques (1).
Ce travail sur le temps présent et sur l’affichage momifié des mutations du corps émotionnel rejoint un des grands thèmes traités par Rebecca Digne : le savoir artisanal. Conçues comme des arrêts sur l’image, les sculptures intègrent le discours sur le film comme expérience introduit par Funérailles (2017). Tournée en Super 8, cette vidéo montre les gestes qui accompagnent le procédé de la cire perdue et révèle les états qui précédent la solidification de la matière. L’objet à l’état embryonnaire est ici manipulé dans une substance liquide qui définit sa forme et dévoile, ensuite, son image. Cette apparition de l’empreinte, analysée avec une précision calibrée, permet à l’artiste de faire une comparaison avec l’émulsion de la pellicule filmique. Elargissant les possibilités de la sculpture comme simple relation entre geste et matériau, Rebecca Digne s’attache à articuler de manière constructive le geste sculptural et la temporalité filmique, renvoyant, notamment, au film Hands Scraping (1968) de Richard Serra (2).
Tracer le vide (2017), qui a inspiré le titre de l’exposition, est une vidéo qui alterne des images en couleur (pellicule 16mm) et en noir et blanc (Super 8) par laquelle l’artiste filme des sujets arpentant avec des cordes les côtes qui unissent l’Italie et la France, dans le recherche inépuisable d’attachements. La nature cyclique de ces gestes est ainsi traduite par la résurgence d’images que l’on pourrait qualifier de mentales, et par leur contraste technique, qui brouille les pistes d’une narration linéaire. Les cordes, qui s’accrochent avec une force vibrante à la roche, dessinent des lignes interprétées comme des propositions, des énoncés sur le besoin primordial de créer un lien entre individu et territoire. De par leur structure architecturale, elles bâtissent des fondations temporaires que Rebecca Digne conçoit comme des trajectoires allant occuper et transformer l’espace. L’effet fébrile des cordes en tension contraste désormais avec des nœuds, lieux où les tensions psychiques se rassemblent en se resserrant. Tim Ingold, dans le développement de son analyse anthropologique consacrée à l’action de dessiner dans l’espace, suggère que, même en présence des nœuds, la ligne continue son parcours et avance dans l’enchevêtrement d’autres nœuds, une sorte de métaphore de la vie, présentée comme une prolifération de queues de comètes (3). Ces postulats résonnent avec le travail de l’artiste, qui souligne à plusieurs reprises l’oscillation entre lien et perte, une dynamique qu’elle accepte et qu’elle traverse, avec un geste, simple : tracer.
La pluralité de formes proposées dans cette exposition respecte le caractère à la fois abstrait et tangible du projet de l’artiste. Le film et la sculpture activent ici un dialogue fondé sur un échange permanent, sans priver les œuvres de leur autonomie. L’immersion dans ces images poétiques renvoyant aux notions de perte et d’attachement, à l’expérimentation du vide et de l’ancrage et à l’exploration d’espaces mentaux et physiques montre à quel point Rebecca Digne observe et analyse, avec persévérance, les dimensions visibles et invisibles du processus de transformation du soi.
Alessandro Gallicchio
(1) Giuseppe Fiorelli, à la tête de la surintendance des fouilles à Pompéi entre 1863 et 1875, a radicalement changé la gestion de ce site archéologique en promouvant les moulages des corps des victimes de l'éruption du 79. Voir Giuseppe Fiorelli, Pompeianarum Antiquitatum Historia, Naples, 1860-1864, (dernière consultation : 10/10/2017).
(2) Voir Benjamin H. D. Buchloh, Richard Serra Early Work: Sculpture between Labor and Spectacle, Kynaston McShine, Lynne Cooke (dir.), Richard Serra. Sculpture: Forty Years, New York, The Museum of Modern Art, 2007, p. 57.
(3) Voir Tim Ingold, Faire anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Editions Dehors, 2017, p. 280.